Johnny WINTER, la légende du blues en Belgique
Ce 12 mars, Johnny Winter était de passage en Belgique, plus exactement au Centre Culturel René Magritte de Lessines. En première partie, nous avons eu droit à Lightnin’ Guy & The Mighty Gators qui se préparait pour le European Blues Challenge. Johnny Winter passe dans nos contrées à l’occasion d’une tournée européenne et l’occasion de le voir est plus que jamais obligatoire, étant donné l’état de santé du bonhomme. En effet, à 68 ans, Johnny Winter porte les stigmates d’une vie d’excès. Les hectolitres de bourbon qu’il a ingurgités et les semi-remorques de cocaïne et d’héroïne qui ont transité dans ses veines laissent aujourd’hui un homme amoindri, presque liquide mais toujours prompt à défendre les idéaux blues rock.
Né à Beaumont (Texas) en 1944, Johnny Winter démarre dans la vie avec un handicap rare mais heureusement pas trop méchant : il est albinos. Tout comme son frère Edgar, d’ailleurs, lequel connaîtra également une belle carrière de musicien et un certain succès au cours des années 70. Johnny Winter trempe très tôt sa guitare dans les eaux boueuses du Mississippi et part résolu et ferme sur les routes de la croisade blues. Blues, oui, mais avec une sacrée dose d’électricité à l’appui. Ses premières années professionnelles se passent dans d’anonymes studios pour le compte de musiciens en vue. Il sillonne les routes du Sud avec des formations qui ouvrent pour les Everly Brothers ou Jerry Lee Lewis, par exemple. En 1969, Johnny Winter a déjà dix ans d’activités derrière lui et il est remarqué par des journalistes de Rolling Stone qui lui mettent le pied à l’étrier pour la réalisation de son premier album. C’est ainsi que sort en 1969 sur CBS le premier album éponyme de Johnny Winter. C’est le début d’une longue carrière qui va voir Johnny Winter gagner ses galons de guitar-hero avec ses albums “Second Winter” (1970), “And” (1971), “Still alive and well” (1973) ou “Saints and sinners” (1974). Entre 1971 et 1973, un album live démentiel (“Johnny Winter And live”) et également une longue cure de désintoxication qui doit libérer l’albinos de ses démons opiacés. Cette première partie des années 70 voit un Johnny Winter hard rock qui taillade un blues à grandes giclées d’électricité forcenée, opérant avec un groupe qui fait office de dream team suprême : Rick Derringer (guitare, en provenance directe des légendaires McCoys), Bobby Caldwell (batterie, futur Captain Beyond, futur Armageddon : un demi-dieu) et Jo Hobbs (basse, également des McCoys).
Avec le temps, Johnny Winter va se tourner vers un blues plus orthodoxe, toujours enjolivé par son magnifique jeu de guitare. Ne ratez pas l’album qu’il commet avec l’immense Muddy Waters en 1977, “Hard again”, une galette qui annonçait un retour tonitruant du sorcier de Clarksdale sur un tapis roulant de blues électrifié avec double ration de testostérone. Winter traverse ainsi les décennies, passant du rock au blues et des grands stades aux petites salles, puis de la station debout à la chaise qui lui permet de reposer ses vieux os lorsqu’il joue sur scène. L’occasion de voir l’un des derniers monstres sacrés du blues américain intervient ici dans la petite ville de Lessines, qui accueille Johnny Winter dans son centre culturel René Magritte.
Lightnin’ Guy & The Mighty Gators est chargé des amuse-gueule avant le show de Johnny Winter. Ce combo mené par l’impétueux “Lightnin'” Guy Verlinde est une des meilleures formations blues de Belgique. Le groupe va défendre les couleurs belges lors du prochain European Blues Challenge qui se tiendra à Berlin les 16 et 17 mars. Espérons qu’ils ramènent le trophée, comme l’avait fait l’an dernier leur compatriote Howlin’ Bill.
Un bon entraînement pour le concours berlinois leur est donné ce soir avec cette première partie qui permet à Lightnin’ Guy et son équipe de fourbir leurs armes avec quelques reprises traditionnelles bien senties et quelques compositions originales. Le groupe commence avec l’éternel “Goin’ down”, l’un des morceaux les plus repris de l’histoire du rock, ici dans une version riche en protéines. Aux côtés de Lightnin’ Guy se tient Marino Noppe, une figure du blues belge qui a notamment joué dans Maxwell Street, un groupe désormais mythique. Marino Noppe est un peu le mentor de Lightnin’ Guy, qui a tout retenu de sa science de la guitare slide. Et de la slide, il va y en avoir au cours de ce show de 50 minutes qui déploie la grande parade blues à grand renfort d’harmonica enfiévré, voyant un Lighnin’ Guy possédé par son art, le sourire narquois, l’œil généreux et les chaussures usées qui viennent marquer frénétiquement le rythme sur les planches de la scène. Une première tentative de reprise du “Voodoo chile” de Jimi Hendrix échoue quand sa guitare acoustique est rendue muette par un faux contact. Guy saisit alors sa guitare Airline Town & Country modèle 59 et s’attaque au monument en version électrique, avec le recueillement qui s’impose. Le public a du mal à se décoincer (il y a 250 quinquagénaires et sexagénaires qui n’ont pas trop l’habitude d’être bousculés) mais finit par céder sous les coups de boutoir enthousiastes de Lightnin’ Guy qui répand au bout du compte la fête avec un “Laisse le bon temps rouler” chanté en français. Pas de doute, les groupes européens qui concourent à Berlin vont avoir du souci à se faire face à Lightnin’ Guy & The Mighty Gators.
Venons-en maintenant à ce bon vieux Johnny Winter. Selon la bonne veille tradition blues, les musiciens de la vedette viennent d’abord exécuter un morceau instrumental en guise d’introduction, avant la montée en scène de Johnny Winter vers 21h30. Les trois types qui sont sur scène n’ont pas besoin de longtemps pour démontrer la puissance et la dextérité dont ils sont capables. Lorsque leur patron arrive, c’est le choc : un vieillard de 68 ans affublé d’un Stetson noir trottine péniblement jusqu’à une chaise qu’il attrape comme une bouée de sauvetage avant de s’asseoir dessus. Chuck Berry, qui fêtera bientôt ses 86 ans, est deux fois plus alerte que Johnny Winter, qui porte sur son dos la croix d’une vie jetée dans la grande tempête du show business et des excès en tous genres. L’albinisme n’arrange rien à l’affaire, les albinos étant généralement de santé fragile. Alors, quand on veut mener le rythme orgiaque de Lemmy ou d’Ozzy Osbourne et qu’on est albinos, il vaut mieux avoir une bonne assurance-vie.
C’est sans doute à cette dernière que pense Johnny Winter sur scène, l’air totalement absent, parlant peu, chantant le moins possible afin de ne pas trop fatiguer ses cordes vocales. Le guitariste est assis sur sa chaise et enchaîne les morceaux sur sa guitare Lazer, un instrument qui se caractérise par une absence de tête et une caisse réduite à un volume minimum donc moins lourde à porter pour la frêle carcasse de Johnny Winter. Après “Hideway”, reprise de Freddie King, Winter et ses hommes s’attaquent aux classiques du blues et du rock : “Good morning little school girl”, “Got my mojo working”, “Johnny B. Goode”. Johnny Winter a beau être cacochyme sur sa petite chaise, il a gardé sa célérité sur un manche de guitare. De son corps, il n’y a plus guère que les doigts qui fonctionnent encore. L’œil est éteint, la bouche scellée, les jambes inertes. Le regard fait peur, l’homme semble être déjà aux portes de la mort, cherchant la sonnette. Il n’y a plus que ses doigts qui sont encore en contact avec le monde terrestre, usinant des accords blues redorés au bottleneck.
Derrière Winter, son groupe assure un filet de sécurité imprenable. Le guitariste Paul Nelson plaque accord sur accord avec une prestance qui force le respect. Normal, ce type est depuis plus de 25 ans dans le business, d’abord comme membre du mythique groupe métal Liege Lord dans les années 80, puis comme musicien de session demandé par tout le monde. Le bassiste Scott Spray qui fait trembler tout le patelin avec son énorme instrument est dans le groupe de Johnny Winter depuis une douzaine d’années. On le connaît aussi comme musicien de studio, où il a participé à la confection de plus de 600 albums, excusez du peu. Et le batteur Vito Liuzzi abat des coups de masse sur un kit Pearl impressionnant. On le voit aussi chanter sur la reprise du “Tore down” de Freddie King. Ledit Freddie King est repris deux fois au cours du show, qui est un véritable hommage à quelques géants du blues. Le public est achevé à coup de “Boney Moroney” et “It’s all over now”, un classique signé Bobby Womack et repris par les Rolling Stones, entre autres. Les Stones surgissent également à la fin de “Come back baby”, titre du dernier album “Roots” de Johnny Winter, qui achève ce morceau avec du “Gimme Shelter” ponctionné à la source de la centrale électrique.
Le signal du rappel est donné avec un changement de guitare pour Johnny Winter, qu’on ne va tout de même pas lever de sa chaise juste pour le faire revenir sur scène deux minutes après. Le roadie lui branche son énorme Gibson Firebird, celle qu’on voit sur les premières pochettes des albums de Johnny Winter. L’engin est patiné par le temps, mais est toujours capable de faire couler de juteux solos blues sur “Dust my broom” et une reprise enflammée du “Highway 61 revisited” de Bob Dylan, digne de celle qui figure sur le “Second Winter” de 1970. Voilà, ce sera tout pour ce soir. On relève le vieux Johnny et on l’amène délicatement vers la sortie, après que celui-ci nous ait salués une dernière fois. À la fois médusé par la ruine physique du bonhomme et par son énergie à continuer à tout prix ce qu’il a toujours fait, je conclurai par cette simple phrase : la garde meurt mais ne se rend pas.
Set list : Intro jam / Hideaway / She likes to boogie real low / Good morning little school girl / Got my mojo working / Johnny B. Goode / Black Jack / Tore down / Lone wolf / Come back baby / Gimme shelter / Boney Moroney / It’s all over now // Rappel : Dust my broom / Highway 61 revisited