Fragile comme un concert d’Amenra
Le post-métal d’Amenra n’est pas un truc de brutes. On pourrait se laisser tromper par le type qui hurle, dos au public. Ou par les chevelus qui massacrent leurs guitares et basses. Ou par le type qui tape comme un sourd sur ses futs. Mais tout ça n’est rien.
Un concert d’Amenra, c’est fragile. Le 31 octobre, à l’Ancienne Belgique, Amenra présentait “Mass VI”, son nouvel album.
Arrivés à l’AB, nous étions invités à faire un détour par une salle où étaient exposées des œuvres plastiques en lien avec le groupe. Il y avait certes de belles photos, mais le reste tenait plus de l’évocation convenue du cabinet de curiosités des 17ème et 18ème siècles que d’une démarche réellement novatrice. Si l’on exclut l’hypothèse du second degré, ce qui est le plus raisonnable, le tout reflétait finalement une conception assez naïve de ce que peut être l’art plastique. Certes, l’ensemble était en phase avec l’univers morbide du groupe, tout en corbeaux et pattes de poule, mais présentait un intérêt fort limité.
La prestation d’Amenra était précédée de celles de deux groupes. Je n’ai vu que la première… indigeste embrouillamini de basse et de sons synthétiques saturés. Enfin, ceux qu’on attendait sont montés sur scène et ont entamé leur set sur les chapeaux de roues : son maitrisé, puissance impressionnante, préparation impeccable, boule dans la gorge, sensation d’étouffement, chair de poule,… Du grand Amenra, une expérience qui fait partie intégrante de la fascination qu’inspire le groupe.
Le public ne s’y est pas trompé, totalement absorbé par le show, se balançant en rythme.
On ne dirait pas comme ça, mais c’est fragile, un instant de cette qualité. Alors, faire descendre un écran translucide devant le groupe instaure une distance gênante. Certes, y défilent des projections coordonnées avec celles de l’écran qui tapisse le fond de la scène, c’est bien pensé, c’est plutôt beau, mais on voit moins bien le groupe, on s’en sent séparé alors que le concert est fondé sur une communion. Les projections, finalement, si elles participent du dialogue entre diverses disciplines artistiques, tendent à distraire de l’élément central du concert: la musique. C’est une option respectable, bien entendu, mais elle n’est pas sans conséquence sur l’intensité de la relation entre le public et les gladiateurs en scène.
Et puis, l’immersion peut aussi être perturbée depuis la salle : il suffit aussi d’un crétin bourré qui, très satisfait de lui-même, passe la moitié du concert à bousculer tout le monde, ou d’un headbanger trop enthousiaste qui vous percute l’épaule (de son nez… ouille !), ou encore d’un idiot qui prend des photos, les poste immédiatement sur Facebook et vérifie toutes les deux minutes que personne n’a commenté…
S’y ajoute une longue pause durant laquelle Colin Van Eeckhout se fait mettre des crochets dans la peau par des pierceurs avant de les faire lester de pierres… On a mal pour lui, on comprend l’intention, mais la pause et le choc de ces piercings en direct, le sang qui sourd doucement, ses gestes entravés par les pierres, tout ça nous réveille, nous tire de notre songe post-métal. Le geste est parfaitement légitime, cadre avec les options du groupe, mais, à nouveau, il perturbe l’hypnose engendrée par la musique du groupe.
Heureusement, l’écran s’est relevé entretemps, heureusement, Colin détache progressivement les pierres, heureusement, la tension remonte, mais elle n’atteindra plus le paroxysme auquel elle était parvenue en quelques mesures, au début du concert.
C’est fragile, un moment comme ça. Il n’en demeure pas moins que l’expérience du 31 fut très intense. Amenra reste un des groupes les plus prenants de la scène métal (pour ne pas dire « le plus prenant » et éviter les querelles de chapelles). Sa musique est d’une extraordinaire puissance, combinée à une parfaite conception. La volonté, en outre, de combiner l’œuvre à d’autres disciplines artistiques doit être saluée, tant il faut dépasser la perception du métal comme mouvement de niche, destiné à des aficionados bas du front incapable d’autre chose que de pogoter comme un malade. Des dialogues entre artistes doivent être possibles, même dans ce genre.
Cependant, la sublime mécanique d’Amenra est délicate. Outre les crétins avinés et les headbangers maladroits, d’autres menaces planent sur elle, comme la tentation du groupe lui-même d’en faire trop. Un concert est un processus complexe fondé avant tout sur la musique. Celle-ci est l’un des arts les plus directs, les plus à même de passer sans médiation de l’âme du musicien à celle du spectateur. Cette conjonction des âmes est une grâce inestimable, elle est aussi la première victime de la volonté de trop en faire. Le succès d’Amenra, précisément, repose sur des prestations lors desquelles l’essentiel passe par la musique, sa puissance, sa simplicité, son authenticité brute. Amenra est à la fois une œuvre d’un orgueil fou, celui de chercher à exprimer les tréfonds de l’âme humaine, et d’une absolue modestie, celle de savoir que tout est perdu d’avance, et que la musique ne peut qu’être un cri dans le noir, un cri qui nous unit, mais qui n’en demeure pas moins un simple cri.
Ajouter des dimensions à l’œuvre est certes tentant, mais, au terme du concert du 31, il me semble qu’un danger guette : la fioriture. L’épure d’Amenra pourrait être menacée par la tentation du maniérisme. Espérons que le groupe saura lui tourner le dos et éviter de faire de ses apparitions un fourre-tout. Espérons que, tenant trop à la pureté de leur démarche, je m’imagine des périls chimériques.