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Ike Turner le Grand, Spirit of 66, 12 octobre 2006

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Mais que faut-il donc faire ? Quelles larmes verser, quelle rage hurler, quelle énergie déployer et jusqu’à quelle limite de bonne volonté aller ? Pourquoi tant de désintérêt ou d’ingratitude pour les racines du rock and roll ? Le passage d’Ike Turner a décidément déjà des goûts de déception rentrée pour plusieurs raisons. D’abord la désaffection d’un public décidément en délicatesse avec le grand son du rhythm and blues. Ensuite, le décalage entre l’Artiste plutôt distant voire hautain à la ville et le reste du groupe très attachant et, humainement parlant, adorable en permanence. Enfin cet incident extérieur, en bout de concert, qui eut des conséquences dommageables sur l’intensité du spectacle. Un débile a, en effet, de la rue, fait pénétrer à l’intérieur du Spirit un jet de bombe flash qui interrompit instantanément le show… coupant le souffle de la section cuivre et les voix des chanteurs et cassant net l’ambiance de fête, l’air étant devenu irrespirable.

Ce 12 octobre fut décidément la journée des événements en tous genres qui lui conféreront un caractère « historique ». Commencée très tôt à Los Angeles, par la perte des bagages de Ike Turner et de Lyrica, la chanteuse, émaillée d’une série d’exigeantes tracasseries à la limite des caprices de star et achevée dans une certaine confusion, on ne risque pas de l’oublier de si tôt.

Sur le coup de neuf heures, Francis dut rejoindre précipitamment l’aéroport de Zaventem pour réceptionner Ike Turner arrivé de manière imprévue avant les autres. J’eus l’honneur de me charger, dans l’après-midi, des huit musiciens dirigés d’une main de fer par Ike Junior manifestement peu enclin à la concession. Il a de qui tenir, lui…

Je vous passe les problèmes de timing, l’absence des costumes de scène et d’habits tout court, de brosses à dent, etc… Les allers et retours incessants entre les hôtels dans Verviers embouteillée pour mettre tout ce joli monde en phase.

Presque par miracle, sur le coup de vingt et une heures, le groupe au complet donne le « la » pour deux morceaux d’intro gigantesques. On sent immédiatement qu’on a affaire à des pros de chez pro capables de faire tourner le manège au premier accord. Deux claviéristes de part et d’autre. Paul Smith, gigantesque bonhomme sur la droite et Ernest Lane à gauche. Ce dernier est le pianiste attitré d’Ike Turner. A noter un troisième clavier au centre pour accueillir la star de la soirée.

Cette entame c’est du big band avec des c… Rhythm and blues académique, gros son pailleté de sax tue-la-mort, carnage aux drums et tout le toutim, c’est géant !!! Il y a du Mar-Keys et du Booker T là-dedans. On y retrouve les thèmes originaux de Ike Turner aussi…
En cours de route, arrive le boss en « survête » (vu les problèmes de bagages, merci Delta Airlines…) plutôt cool finalement. Il faut lui reconnaître un professionnalisme exemplaire, car après les événements de la journée et ce qu’on pouvait en craindre il entre dans le show très convivialement et impose instantanément sa marque de fabrique à l’ensemble.

Je l’observe à deux mètres quinze de distance. En bord de scène, il attire forcément toute l’attention, c’est en réalité un autre homme ! Ce gaillard frôle quand même les septante-cinq berges !!! Il a un pouvoir hypnotique et vous sonde jusqu’au fond des yeux rien qu’en vous croisant du regard. Passé de la ville à la scène, il assure, rassure et se rassure en maîtrisant un univers qui lui appartient totalement. Rien que la voix déjà (« Tore up », un chef-d’œuvre !) mais qu’est-ce qu’il dégage aussi à la guitare et aux claviers. Cette façon de pincer les cordes ou de taper sur les touches à l’approximatif est terrible, c’est cela la survivance du passé, le feeling d’abord, puis on ajuste après…

Quelques superbes passes d’armes aux claviers entre les trois pianistes font de ce show un moment d’exception. La paire basse/batterie couronne le tout (Armando Cepeda et Alan Krigger en forme olympique, tous les deux) comme le ruban doré sur le paquet cadeau. Les spectateurs du Spirit ne connaissent pas leur bonheur !

C’est la seule fois qu’Ike Turner jouera de la sorte en Europe ! En effet, pour les dates de Nights of The Proms, il tourne seul avec la chanteuse dans la zone non francophone uniquement. Imaginez-vous un instant ce qui se passe. Une légende vivante (l’histoire du rock and roll lui a pardonné ses frasques lors du Hall of Fame de 1991), auteur de l’acte de naissance du Rock and Roll en 1951, pour la petite histoire découvreur et patron de Jimi Hendrix dans les Kings of Rhythm, roi du show bizz durant quinze ans, producteur exceptionnel de dizaines de géants du rock, compositeur hors pair, musicien éclectique et guitariste exceptionnel, vocaliste impressionnant (ses changements de voix sont réputés), imaginez-vous donc ce gars sur la scène du Spirit of 66 de Verviers, entouré d’un band de rêve (deux claviers, trois cuivres, basse, batterie) entamer « Rocket 88 » dont il vient de récupérer la paternité 55 ans après en avoir été injustement dépossédé !!! Franchement, pour un amateur de Rock and Roll lambda, on est là, au-dessus des sommets, dans la galaxie de l’incroyable, bref dans un moment de rêve UNIQUE ! Pas possible de reproduire cela en série…

Les deux saxophonistes Paulie Cerra (Ténor) et Ryan Montana (Alto) sont à eux seuls, un véritable show dans le show ! Selon la grande tradition du music-hall US, ils sortent tour à tour des soli inénarrables, du bonheur, du bonheur, que du bonheur !!! Alto Reed, Clarence Clemons ou John Helliwell, c’est du pipi de chat à côté de ces gars-là ! (Oui je sais j’exagère toujours un peu…). Le brave Mack Johnson, trompettiste historique d’Ike Turner, Merveilleux Monsieur avec deux grands « M », assure comme il peut au milieu de ces deux enragés qui se défoncent comme des malades. C’est drôle et touchant mais tellement fort !

Je ne peux évidemment passer sous silence la performance de Seth Blumberg, le « lead guitarist ». Ce garçon, beau comme un dieu, sert en fait de chef d’orchestre. Dans le registre « je peux tout faire et je le prouve », il est allé très loin. Il imprime en fait au show sa propre marque en cadrant habillement et opportunément ses interventions sans cinéma mais avec une redoutable efficacité. On l’a vu sortir quelques soli d’anthologie, appuyer magnifiquement Ike en accords et entraîner sur la fin ses compères dans une escalade rythmique phénoménale… Je garde de lui un souvenir radieux. Avec Paulie Cerra, ces musiciens exceptionnels sont dotés d’une chaleur humaine adorable. Des gars d’un naturel hyper-cool.

On touche à tous les niveaux (« Johnny B. Goode », « I’ve veen Mistreated », « Tequila ») pour en arriver, of course, au célébrissime « Nutbush City Limits » avec la belle Lyrica au sommet de son art ! Il faut savoir que notre Ike Turner, bien avant sa rencontre avec Annie Mae Bullock (Tina, donc…), avait imaginé la formule du duo mixte avec sa première épouse Bonnie. On l’a vu reprendre le concept « Ike and Tina Revue » au milieu des années 90, (sa nouvelle fiancée Jeanette Bazzell dans le rôle de Tina). Aujourd’hui, c’est Lyrica qui s’y colle. Bref, rien de neuf sous le soleil. Il faut admettre que cette dernière s’acquitte parfaitement de sa tâche (même qu’elle veut en faire un peu trop, à mon avis).

C’est donc au cours de ce morceau emblématique, à un stade émotionnellement énorme du show, que nous eûmes droit au jet de « pepper spray bomb » qu’un abruti balança à l’entrée du Spirit. Pas de chance, l’appel d’air et la ventilation ont fait le reste. Sur le coup, nous fûmes nombreux à être effondrés mais c’est paradoxalement le groupe et Ike lui-même qui ont sauvé la situation en proposant, après une demi-heure de récupération de terminer par trois morceaux cadeaux !!!

Honnêtement, je lui tire mon chapeau, qui qu’il soit et quoi qu’on puisse lui reprocher, ce gars est un pro dans tous les sens du terme. N’importe qui se serait barré fissa mais lui pas… bravo !!!

Je vous passe l’ambiance (retrouvée et décuplée) pour le final avec « Proud Mary » et « Higher », les tonnes d’applaudissements du public et la sortie triomphale du bonhomme. La mise était sauve mais il reste évidemment un regret de n’avoir pu vivre cela de bout en bout…

DD

Si vous voulez vraiment avoir un idée de ce que dégage aujourd’hui Ike Turner, je vous recommande absolument l’album « Here and Now » de 2001, vous y retrouverez réellement des sensations et un feeling magnifiques.

A noter aussi, le superbe CD de Paulie Cerra « A Sliver of the Moon » très coloré, super hot mêlant subtilement tous les genres, du rythm and blues au rock en passant par le jazz et le music-hall.

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