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Delta en Thot transparence

À l’occasion de la sortie de Delta, le nouvel album de Thot, nous avons rencontré sa tête pensante Grégoire Fray. Une discussion à cœur ouvert sur la genèse des compositions, la carrière du groupe et la nécessité de s’adapter dans un monde en perpétuelle évolution.

Music in Belgium: “Fleuve”, l’album précédent, se basait un thème bien défini. Est-ce que “Delta” a été conçu sur une base similaire ?

Grégoire Fray: Pas du tout, non. La majorité de l’album a été composée pendant le Covid, essentiellement lors du premier confinement même si j’avais commencé à écrire quelques morceaux avant. Je n’avais pas de ligne directrice ou de concept vraiment précis comme sur “Fleuve” ou même “The City That Disappears” avant cela. Je me suis fait une raison et ai poursuivi mon travail jusqu’à ce que je remarque une certaine cohérence avec les trois albums précédents. D’où l’idée de le baptiser “Delta”. La représentation graphique du delta, c’est un triangle et chaque face de ce triangle correspond à un de ces trois albums.

MiB: Il y a donc un certain lien, finalement.

G.F.: Effectivement, même si “Delta” n’est pas une suite de “Fleuve”. “Fleuve” est un album très monochrome dans les visuels alors que “Delta” est beaucoup plus coloré, ne fut-ce que par sa pochette éruptive pleine de couleurs.

MiB: Entre ces deux albums, tu as publié deux EPs. “Méandres” avec Thot et “Roaming” avec The Hills Mover, ton projet acoustique, en compagnie d’Eamon McGrath. Ont-ils influencé la genèse de “Delta” ?

G.F.: “Méandres”, c’est trois morceaux qui figurent sur “Delta” qu’on a décidé de sortir pour relancer la machine en fin de Covid. Parmi ceux-ci, “Euphrate” et “Sleep Oddity” étaient les premiers à avoir été écrits avant la pandémie. On a décidé de les garder pour l’album, bien qu’ils aient été remodelés, remixés avant leur inclusion sur “Delta”.

L’EP avec The Hills Mover, c’est vraiment autre chose parce qu’Eamon McGrath est un songwriter canadien que je connais depuis 2013. Je l’avais rencontré lors d’un concert, on est devenus amis et on avait déjà sorti un morceau ensemble. En octobre 2022, il est venu en Europe et on a passé quelques jours chez moi à écrire et composer. Ce projet est donc vraiment très dissocié du parcours de l’album, même si, créativement parlant, c’était une bulle d’air par rapport à Thot.

MiB: Entre parenthèses, cet EP de The Hills Mover, je le trouve vraiment excellent. Il explore un univers complètement différent de celui de Thot. Un univers surprenant qui montre une facette avec laquelle on ne t’associe pas nécessairement…

G.F.: Le songwriting folk acoustique, c’est quelque chose que j’ai toujours fait. Sachant par exemple que beaucoup de morceaux de Thot naissent autour d’une guitare acoustique. Après cette phase de songwriting, j’essaie de les transformer en quelque chose d’un peu plus dur, post-rock, post-indus ou toute autre étiquette que l’on s’accorde à mettre dessus.

MiB: C’est toi qui gère tout au sein de Thot ?

G.F.: Non, je suis à l’origine des morceaux, des textes, de la direction artistique. Mais au fur et à mesure des albums et de l’évolution du line-up, cela s’est ouvert à un truc plus collectif. Donc même si j’ai le dernier mot, je fais participer les gens avec leurs idées. Cela reste mon projet mais il est devenu collectif.

MiB: Sur “Méandres”, deux des trois titres sont partiellement chantés en français. Qu’est-ce qui t’as décidé à écrire dans ta langue maternelle ?

G.F.: Écrire en français m’a toujours semblé très lointain par rapport à mon éducation musicale, davantage axée sur le rock alternatif des années 90. En 2020, avant le Covid, j’étais en tournée solo en Europe et à l’époque, je terminais mes sets par une reprise de Leonard Cohen (“The Partisan”) qui se ponctue par un texte récité en français. La plupart du temps, les gens venaient me voir en me disant que c’était vraiment beau quand je chante dans ma langue. Cela m’a un peu travaillé et lorsque j’étais en train d’écrire de nouveaux titres, je me suis dit que je devrais peut-être tenter l’expérience. J’ai donc commencé à écrire des textes qui mêlaient le français et l’anglais et le retour tant des membres du groupe que de mon entourage proche était plutôt positif. C’est très intéressant de reprendre sa propre langue, de faire corps avec elle et de développer des choses de manière lyrique.

MiB: On retrouve pas mal de collaborations sur “Delta” et notamment celle avec le Mystère des Voix Bulgares.

G.F.: Cela fait longtemps que j’utilise des voix polyphoniques sous forme de samples. Au moment de composer “Delta”, j’avais envie de continuer mais en allant beaucoup plus loin. En 2018, je suis allé voir Le Mystère des Voix Bulgares au festival BRDCST à l’AB, à l’époque où elles collaboraient avec Lisa Gerrard de Dead Can Dance. J’avais vraiment adoré le concert et bêtement posté une vidéo sur Instagram. Quelques semaines plus tard, le compte Instagram du Mystère des Voix Bulgares fait un petit commentaire et j’ai senti que la porte s’ouvrait. J’ai commencé à écrire à ce compte géré par la manageuse et lui ai envoyé l’album “Fleuve” qu’elle trouvait intéressant.

Quand on a terminé d’écrire “Delta”, fin 2020, j’ai repris contact avec elle en proposant une collaboration. J’ai envoyé quelques maquettes et ai reçu une réponse positive. On a donc décidé d’écrire des lignes de chants destinées à être confiées aux Voix Bulgares, inspirées par des contes bulgares que l’on a transformés en paroles de chanson. On a ensuite dû patienter jusqu’en été 2021 et l’assouplissement des règles Covid pour aller enregistrer six titres à Sofia avec elles.

MiB: Il y a aussi Lenka Dusilová, une artiste tchèque qui chante sur “Sleep Oddity”.

G.F.: Au départ, ce morceau est chanté par Juliette (Mauduit) et c’est sa version qui se trouve sur “Méandres”. “Sleep Oddity”, c’est un des premiers morceaux que j’avais écrit fin 2019 en guitare-voix et très vite, je lui avais proposé de le chanter. “Delta” est un album qui a pris beaucoup de temps à être enregistré. On avait commencé à bosser avec quelqu’un, ça n’a pas abouti. On a décidé de tout refaire ou presque l’année passée, en avril. À l’exception des voix de Juliette et des Voix Bulgares, quasi tout a été refait : les batteries, les guitares, les basses…

Au moment de coller la voix de Juliette sur la nouvelle version de “Sleep Oddity”, on a trouvé que cela marchait moins bien et on a décidé de la confier à quelqu’un d’autre. Et là, j’ai pensé à Lenka Dunilová qui est une chanteuse tchèque que j’avais découverte à l’été 2022 et qui est une star dans son pays. J’avais passé quelques temps en République Tchèque et un très bon ami à moi, Tomás, est son manager. Il m’a fait écouter son dernier album et j’ai totalement flashé sur sa musique, sa voix. Je l’ai contactée pour lui proposer la collaboration, elle a dit OK et a enregistré ses voix à Prague. On a collé cela ensemble et cela fonctionnait merveilleusement.

MiB: Belle histoire. Tiens, justement, tu parles de la Tchéquie et de la Bulgarie. Je penses que tu as pas mal de following à l’est. Comment expliques-tu cela ?

G.F.: C’est vrai qu’on a pas mal tourné avec les deux albums précédents en République Tchèque. Tout est venu progressivement. En 2007, au cours d’un voyage là-bas, j’avais rencontré Tomás qui, à l’époque, était batteur dans un groupe. On a fait connaissance, je lui ai fait écouter ce que je faisais et en 2011, il nous a fait jouer à Prague. C’est de là que sont partis nos contacts avec la scène et le public tchèque. Par après, on y est retourné plusieurs fois pour des concerts et des festivals donc il y a un lien assez fort avec ce pays dont la culture me plaît et m’inspire beaucoup.

MiB: L’album sort chez Pelagic Records, ici aussi une collaboration inédite. Quelle est la rencontre qui a débouché sur ce deal ?

G.F.: En 2019, j’ai accompagné des potes américains qui jouaient au Dunk! Festival et je me suis occupé de leur merchandising. Là, je rencontre un des gars de chez Pelagic avec qui je reste en contact. Il s’agit d’un label plutôt axé metal que j’adore et qui pouvait potentiellement constituer une belle étape dans la vie du groupe. Je lui ai envoyé les premières maquettes de “Delta” et s’ensuit un premier intérêt. Mais l’album n’était pas terminé, c’était un peu trop tôt. Une fois la version définitive entre leurs mains, ils ont directement accroché. Je pense que ce qui leur a plu, c’est la rencontre de plusieurs genres dans la musique de Thot : metal, post-rock, indus mais aussi un côté pop dans les structures et les mélodies. Quelque chose d’impossible à étiqueter mais qui invite au voyage, qui emporte l’auditeur.

MiB: C’est une structure qui est déjà bien établie et qui peut vous donner un élan.

G.F.: Oui, c’est une vraie chance de pouvoir atterrir sur un label comme celui-là. D’autant que Pelagic, c’est finalement bien plus qu’un label. Ils ont par exemple un système d’abonnement qui te permet de recevoir chaque mois des nouvelles sorties dans des versions spéciales. Ils ont réussi à fédérer une communauté autour d’eux, c’est assez stimulant. Je suis ravi de travailler avec eux.

MiB: On parlait tout à l’heure du visuel de la pochette mais celui des clips mérite également le détour, notamment celui de “Hüzün”.

G.F.: “Hüzün”, c’est un peu la pierre angulaire de l’album. J’en avais composé une première version en 2020 et Juliette qui était dans le groupe à ce moment-là (elle n’en fait plus partie parce qu’elle est partie vivre en Normandie), voulait absolument en faire quelque chose et écrire le texte. On a remodelé le morceau sur cette base avec aussi, l’idée, très vite, d’avoir ce passage au milieu avec les voix polyphoniques. On savait que ce morceau avait quelque chose de spécial et qu’il lui faudrait une place particulière sur l’album.

Au moment de se rendre en Bulgarie en juillet 2021, on se dit que l’on va y rester plusieurs jours et en profiter pour tourner un clip pour “Hüzün”. Je passe donc pas mal de temps sur Google Maps à essayer de trouver des endroits intéressants car la Bulgarie est vraiment un pays magnifique. Tu as des grandes plaines, des montagnes, des vestiges de l’ère communiste… Je crée une histoire à travers mes trouvailles et le texte très personnel de Juliette. Au même moment, je découvre via Instagram le travail d’un photographe du National Geographic, Ivo Denchef, qui prend des clichés des kukeris (des villageois vêtus de peaux de bêtes dont les rituels aident à chasser les esprits) et me dis que cela peut donner un sens à l’histoire du morceau.

Du coup, je prends contact avec lui et, au bout de notre périple, on a filmé dans plein d’endroits différents, notamment au bord de la Mer Noire où on voit à un moment Juliette avancer vers un lever de soleil. Pour l’anecdote, c’est un vrai lever de soleil à 5h du matin pour lequel j’ai fait lever tout le monde… Le lendemain, on a rencontré ces kukeris et on a filmé la scène où elle est relevée par ces créatures qui lui donnent un nouvel élan pour continuer son odyssée.

On a aussi réussi à développer autour de ce clip deux autres clips, “Supercluster” et le prochain, “Céphéide”. Les trois sont donc imbriqués. Par exemple, dans “Hüzün”, elle a une espèce de carte et “Céphéide” raconte l’histoire de cette carte, comment elle a été créée. Et le personnage qui l’a créée, on le retrouve déjà dans “Supercluster”. C’est ce personnage qui débute au milieu du groupe et qui ne sait pas ce qu’il fait.

MiB: Quelle est la suite des aventures de Thot ?

G.F.: On a quelques shows prévus d’ici la release du 13 juin au Botanique puis des festival cet été. À plus long terme, mon souhait serait de transposer cet album avec les Voix Bulgares, de pouvoir faire une création avec la chorale. Ce sera j’espère pour l’année prochaine. En tout cas de leur côté, l’intérêt est là. Maintenant, il faut trouver l’opportunité…

MiB: Le mot de la fin ?

G.F.: “Delta” a été l’album le plus compliqué à réaliser. À la fois parce qu’il est né pendant le Covid avec beaucoup d’incertitudes, sans savoir si le projet allait aboutir. Pendant les confinements, je me suis vraiment posé la question de savoir si ce à quoi je dédie ma vie depuis plus de dix ans allait pouvoir reprendre, si le Covid n’allait pas mettre un terme à tout cela. Il y avait donc une envie de persévérance dans l’écriture et dans le cheminement puisque l’album a mis quatre ans à sortir. C’est marrant parce que maintenant, dans tous mes posts, j’utilise quelques mots qui ont été écrits par l’agence de presse de Pelagic : “Hope and perseverance against all odds”. C’est vraiment persévérer, avoir de l’espoir contre vents et marées. Ne pas lâcher le cap, ne pas baisser les bras. Et ça peut s’appliquer à beaucoup de choses dans la vie.

“Delta” est sorti le 10 mai chez Pelagic Records (lire notre chronique ici) et la release officielle aura lieu au Botanique le 13 juin. Le groupe sera également le 1er juin au Salon de Silly.

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